Le Passé
nils ne se rappelle pas vraiment de son père. tout ce qu'il lui reste de lui, c’est l’image floue d’une photographie trouvée par hasard au fond d’un tiroir pendant le déménagement, le souvenir d’un souvenir.
papa est parti quand il avait quatre ans.
il n'est pas mort, non, il est juste parti, comme ça.
nils ne s'en souvient pas, mais il lui en veut énormément, parce qu'en partant il a emporté avec lui tout l'amour et la tendresse de maman. c'est de sa faute à lui si elle est trop orageuse, si elle crie trop fort, si ses mains s'abattent avec trop d'ardeur sur ses joues d'enfant. tout est de sa faute, à ce père absent, et son ombre prend tant de place dans leur petite famille déchirée qu'elle devient le centre de leurs existences, l'astre autour duquel ils gravitent.
à l'école et dans le quartier, on dit que nils est un enfant difficile. on dit qu'il pique des crises de colère à la moindre contrariété, qu'il est insolent et rebelle, qu'il agresse ses camarades. on plaint sa mère qui doit l’élever seule tout en travaillant, c'est sans doute épuisant pour elle, la pauvre. on n'a pas l'idée de se demander pourquoi, au juste, nils agit de cette façon.
les punitions tombent, se multiplient à l'école comme à la maison et nils ne fait qu'escalader plus haut l'échelle de la violence
encore et encore
toujours plus
h a u t
jusqu'à ce qu'il envoie un gamin à l'hôpital
plusieurs côtes cassées à coup de barre en fer
(il avait qu'à pas insulter sa mère).
nils a douze ans, bientôt treize, quand les services sociaux viennent sonner à sa porte pour l'emmener (négligences et violences physiques, c'est ce qui est écrit sur les papiers qui leur donnent le droit de l'enlever à maman). ce jour-là, il crie, il frappe, il pleure, il supplie pour qu'on le laisse avec elle (il ne peut pas l'abandonner, il ne peut pas la laisser toute seule, elle a besoin de lui, elle n'a que lui) mais rien n'y fait.
nils décide qu'il déteste le monde entier
(sauf maman)
(mais ils ne veulent pas qu'il la voie).
il reviendra, promis juré. il ne va pas rester là très longtemps, il faut juste qu'il trouve un moyen de s'enfuir. il ne peut pas vivre dans ce foyer remplis d'orphelins et de délinquants, parce qu'il n'est ni l'un ni l'autre, et c'est pas chez lui ici.
n'est-ce pas ?
La Cité d'Ys
nils n'est pas d'ici. là d'où il vient les hivers sont plus froids, les accents plus rudes. là d'où il vient tout est différent et pourtant ça ne change rien, parce qu'au fond, peu importe le pays, la violence est un langage universel.
il a quand même dû apprendre l'anglais, en arrivant à ys trois ans plus tôt. ce n'était pas facile, au début. les mots lui écorchaient la langue, ils sortaient déformés, à peine reconnaissables. maintenant il n'a presque plus d'accent ; il n'y a que quand il se met en colère que le norvégien reprend le dessus sous la forme d'un flot d'insulte qu'il est le seul à pouvoir comprendre.
la banlieue d'ys, où il vivait avec sa mère, nils ne l'aime pas. mais il a appris à la connaître, à force de l'arpenter en long, en large et en travers lorsqu'il fuyait l'école et la maison pour se perdre seul dans ses rues et ses impasses. elle est devenue un endroit familier, rassurant, un endroit où il se sent chez lui.
L'Évènement
c'est un chaos innommable, ce matin-là au foyer. l'absence des adultes a semé panique et joie à part égale parmi les enfants, résultant en un joyeux capharnaüm. et nils ? il n'est plus là. il a fait son sac et quitté cette fichue prison à la minute où il a compris que personne n'était là pour l'en empêcher.
il est libre.
alors il court, il court plus vite qu'il n'a jamais couru, son cœur bat la chamade (il peut enfin rentrer à la maison) il ne voit pas les rues désertes, les voitures toutes à l'arrêt, il ne voit pas ce qu'il y a d'anormal dans cette ville à demi inhabitée ; ou plutôt, il le voit, mais il n'a pas le temps de s'en soucier (il ne veut pas faire attendre maman plus longtemps).
il a un sourire aux lèvres quand enfin il fait son entrée
"maman, c'est moi, je suis revenu !"
mais maman n'est pas là
elle a disparu, comme tous les autres, et pour l'accueillir, il n'y a que zelda et ses aboiements réjouis.
(zelda c'est sa chienne, une montagne de poils blancs adoptée dans un refuge trois ans plus tôt ; un ange gardien à quatre pattes qui pèse environ cinquante kilos, court après tous les chats qu'elle voit et pue de la gueule, nils l'adore)les garçons ne pleurent pas, disait maman
alors nils ferme les yeux pour retenir ses larmes
il se dit que ça ira
maman reviendra
et tout sera comme avant.