Le Passé
Si, comme leur mère le pense, la réincarnation existe, nul doute qu’Arméria a été en des temps plus ou moins anciens quelque bestiole à crocs, à griffes et à caractère salement territorial. Un diable de Tasmanie, par exemple. Petite terreur sur pattes dès son plus jeune âge, la bien surnommée Army faisait déjà sa loi, immuable à la raison et aux réprimandes. C’était le genre d’enfant à foncer dans les murs pour leur montrer qu’elle était plus forte qu’eux. Toujours couverte de bosses, ecchymoses et autres blessures mineures qui constellaient sa peau comme autant de tâches colorées, Arméria a toujours eu un caractère affirmé qui lui a offert une réputation, sinon désastreuse, de gamine mal famée.
Arméria n’était clairement pas la plus appréciée de ses sœurs chez leurs voisins, mais sa mère, en femme éclairée, canalisa la benjamine en l’inscrivant à d’innombrables activités en tout genre, afin de dépenser son trop plein d’énergie. Elle regardait sa seconde fille avec une tendresse honnête et l’amour illimité qu’elle offrait à ses trois enfants, quand bien même Army avait tendance à tout rejeter en bloc. Elle n’aimait pas se montrer faible, et la morveuse avait décidé que l’amour était une faiblesse. La faute à leur père, surement, murmuraient déjà quelques petits fouineurs.
Tu ne le savais pas ? Il les a laissé sans un mot avant la naissance de la plus jeune. En même temps avec une fille comme elle, je le comprends le pauvre... Et Army leur volait dans les plumes, à ceux là, avec l’aide de toute la rancœur du monde. La vérité blesse souvent plus que les calomnies.
Grandissant dans l’ombre d’une grande soeur qui s’efforçait d’être tout ce que la seconde n’était pas, Arméria traça sa route à grand renfort de coups de pied et de vulgarités apprises par les plus âgés. Les autres filles ne l’aimaient guère, petite Army, tank inébranlable qui détruisait tout sur son chemin lorsqu’elle avait une idée en tête. Elle n’a jamais été un modèle de féminité et honnêtement, n’en avait cure. Quand aux garçons, ceux qui ne traînaient pas avec elle prenait soin de l’éviter comme la peste incarnée.
On ne sait jamais quand elle va péter un plomb, celle là, disait-on. Le point positif de tout ça, c’est qu’au moins on laissa sa petite sœur plus vulnérable tranquille, dans la crainte de représailles sanglantes de sa part. Arméria s’était toujours montrée intraitable sur ce point : qui touche à ses sœurs se prend son poing dans le nez, même si l’entente était parfois à couteaux tirés entre les fillettes.
La Cité d'Ys
La première fois qu'Army a mit les pieds à Ys, il y a maintenant quelques années, elle a tout détesté. L'île, sa ville, ses rues, ses habitants. Sa mère, ses sœurs et elles débarquaient tout juste de Floride où elle était née et avait grandi. Bien que la vie ne se soit pas toujours montrée facile, au moins avait-elle l'impression d'avoir des racines. Lorsqu'elles durent déménager suite à une opportunité de travail -
c'est nécessaire Arméria, arrête de faire la tête !, Army ne se sentit plus chez elle. Elle était comme une étrangère en territoire ennemi. Heureusement, la gamine s'adapta vite et apprit à faire avec, domptant les indigènes avec des coups d’œil meurtriers.
Et malgré elle, elle fini par apprécier ce petit bout de terre perdu à la technologie presque science-fictionnesque. Elles vécurent dans sa banlieue cependant, ne pouvant s'offrir guère plus qu'un petit coin à elles, où elles étaient serrées mais au chaud.
L'Évènement
On ne se rend jamais plus compte qu'on tient énormément à quelque chose que lorsqu'on le perd.
Lorsque l’événement s'est produit, une incompréhension muette a saisi la fillette. Un incompréhension suivit d'un refus net, d'un déni qui l'était tout autant. Les gens ne
disparaissent pas comme ça, après tout, quand bien même Arméria l'avait souhaité d'innombrables fois. Alors, serrant ses petits poings à s'en rompre les phalanges, elle s'est mise à courir, à chercher, à essayer désespérément de trouver quelque chose qui avait d'ores et déjà disparu. Leur mère.
Son silence scrutateur fut accueilli comme la pire des sentences de la part de ses sœurs, une fois qu'elle eut fait le tour de leur petit quartier. Car Army ne se tait pas, Army ne renonce pas. Elle se bat, toujours, jusqu'au bout, sang et chair, quitte à récolter quelques bleus au passage.
Mais comment se battre contre un sort incompréhensible et invisible à des yeux d'enfants ?
Et Army ne peut s’empêcher de se sentir coupable, elle se tourne et retourne encore et encore sa dernière conversation avec la femme qui avait tout fait pour rendre leur vie meilleure. Une dispute, bien sûr. Elle l’avait blessé, elle l’avait vu dans ses yeux. Elle y avait pris un plaisir farouche. Puis le remord, doucement, insidieux, rampant en elle comme un reptile au sang froid, lui faisant regretter ses paroles, grignotant progressivement sa fierté obtue.
Elle finirait par s’excuser, elle le faisait toujours. Ses paroles dépassaient souvent ses pensées. Mais cette fois ci, vicieux coup du destin, ce fut impossible. Et au fond d’elle, au plus profond, elle espère que ses mots ne sont pas les derniers qu’a entendu sa mère avant de disparaître. Qu’ils ne sont pas la cause de sa disparition.
Elle n’a jamais osé en parler à ses soeurs.