Le Passé
« Je t'aime. »
Elle te le disait parfois. Machinalement, comme pour s'en convaincre elle-même. Espérant peut-être qu'à force de les répéter, ces mots finiraient par ne plus lui écorcher les lèvres et devenir une réalité. Parce que c'était ce qu'on attendait d'elle en tant que mère. En tant que femme. Mais chaque fois qu'elle posait les yeux sur toi, elle voyait tout ce qu'elle avait perdu, tout ce qu'elle n'avait pas pu avoir par ta faute. Tu la bridais. Dans ses ambitions, ses relations. Un frein dans sa carrière, une épine dans son pied.
« Je t'aime. »
Sans doute ton père le lui disait-il aussi, avant de fuir comme un voleur pour ne pas avoir à partager le fardeau que tu représentais. Tu ne sais pas grand chose sur lui. Tu ne sais même pas à quoi il ressemble. Il n'y a aucune photo de lui dans l'appartement, aucun souvenir de la vie qu'ils ont partagée. Elle n'en parlait jamais. A l'en croire, il n'avait même jamais existé. Ce n'était qu'un fantôme sans nom ni visage, planant avec les non-dits au-dessus de leur quotidien, tabou et invisible.
« Je t'aime. »
Elle le susurrait parfois sur l'oreiller, quand les murs de ta chambre tremblaient. Pendant qu'elle s'envoyait en l'air dans la pièce voisine avec des hommes que tu ne connaissais pas, cherchant à rattraper le temps perdu à s'occuper de toi. Elle rentrait toujours à la maison accompagnée - quand elle rentrait à la maison - comme si elle avait peur de se retrouver seule avec ce fils indésirable. Il t'arrivais de te demander de qui il s'agissait, de quelle entreprise il était le PDG, s'il deviendrait ton prochain beau-père.
« Je t'aime bien, tu sais. »
Il t'observais. Sans détourner le regard comme le faisaient les autres, craignant sans doute que ta solitude soit contagieuse. Sans moquerie ou condescendance. Il t'observais simplement, avec sa sale gueule d'ange, son corps dégingandé, son sourire un peu tordu, sa peau blême maquillée au mercurochrome. Il t'intriguait, pas vrai ? C'était un putain de mystère. Le genre de mystère qui t'effraie et t'attire à la fois. Il était plus vieux que toi. Plus grand, aussi. Tu ne savais pas pourquoi il t'avais choisi. Toi, le môme négligé que tout le monde ignore. Mais tu ne te posais pas trop de questions. Tu te demandais juste s'il saurait t'offrir l'amour dont tu manquais. Même si tu n'étais pas trop sûr de savoir ce que c'était.
« Je te déteste. »
Le visage familier, tout près du tien, était tordu par la rage. Un visage juvénile, parsemé d'éphélides. Son poing serré, prêt à s'écraser une nouvelle fois sur ta mâchoire. Derrière lui, d'autres figures antipathiques, indifférentes ou goguenardes. Quelques rires railleurs. Des quolibets. Le bully te soulevais par le col, cherchant dans tes yeux une trace d'émotion, la preuve que tu n'étais pas qu'une coquille vide, n'importe quoi. Tu lui faisais peur. Mais il ne l'aurait avoué pour rien au monde.
La Cité d'Ys
Tu n'as pas d'avis déterminé sur Ys. Tu n'as jamais vraiment pris la peine de te demander si tu aimais ou non cette ville. Les adultes semblaient la considérer comme un lieu d'opulence et de prospérité, une promesse de réussite sociale, professionnelle et financière. A tes yeux, ce n'était qu'une ville comme les autres, loin d'une utopie. Ici comme ailleurs, il y aurait toujours des inégalités sociales, des petites brutes pour s'en prendre aux autres, des parents absents et des enfants délaissés, des gens assez désespérés pour être prêts à tout et d'autres assez peu scrupuleux pour les exploiter. Tu vivais presque au cœur du quartier d'affaires de la Cité, la convoitise de ta mère la poussant à vivre au plus près des hommes de pouvoir dans sa ligne de mire. Grâce à son salaire honorable de femme d'affaire, tu menais une existence confortable sans être plein aux as. Souvent seul dans l'appartement où vous viviez tous les deux, relativement modeste malgré le loyer exorbitant, perdu au milieu des vertigineuses tours de verre et d'acier. Tu n'étais pas le gamin pourri gâté que ceux de la banlieue se figuraient probablement.
L'Évènement
Du regard, tu fais le tour de la pièce. La vaisselle sale attendant dans l'évier, le repas pré-cuisiné dans le frigo, le robinet qui goutte, les murs nus. La note habituelle laissée sur la table, donnant l'illusion d'une vie de famille :
« Ne m'attends pas pour dîner. » L'appartement est vide. Comme toujours, ta génitrice s'est arrangée pour s'éclipser avant ton réveil. Rien d'anormal. Pourtant, tu sens que quelque chose cloche. C'est beaucoup trop calme. De deux doigts, tu écartes le store, risque un coup d'oeil à l'extérieur. Tout en bas, la rue est déserte et silencieuse. Où sont passés les gens ? Les voitures ? La rumeur de la circulation ? Les klaxons ? Pieds nus, vêtu de ton pyjama à rayures, tu t'aventures tel un somnambule hors de l'immeuble. Un sentiment de panique s'insinue lentement en toi. Tu as l'impression de marcher dans un cauchemar.