Le Passé
la main blanche comme le petit papier soigneusement plié en quatre entre ses doigts, agnès avance. ses souliers vernis composent un staccato au rythme de ses pas.
clac clac clac. ses talons valsent sur le sol, de carreaux en carreaux — mais jamais sur les rainures.
elle a le sourire jusqu’aux oreilles, comme si ses canines voulaient voir du pays. son sang bouillonne dans ses veines et agnès, elle a du mal à tout contenir en elle : elle se rappelle avec peine que courir à l’intérieur est prohibé. la tête haute, les étoiles dans les yeux et le cœur qui bat la chamade : cela fait une semaine qu’elle attend ce moment.
et puis elle s’immobilise, devant la grande porte du bureau.
boum boum.son cœur continue sa course frénétique dans sa cage thoraxique et vient résonner dans ses oreilles. agnès souffle, comme pour expulser son excitation. ses doigts tremblants lissent sa jupe, domptent ses boucles blondes.
boum boum.comment un corps si frêle peut-il contenir tant d’émotions ? ça se bouscule à l’intérieur, dans un brouhaha de sentiments : la fièvre, la frénésie, la nervosité, l’appréhension, la peur. c’est un pêle-mêle dans sa caboche. est-ce que les adultes ressentent autant de choses qu’elle ? sûrement que non. ils ne pourraient pas cacher tant de sentiments sous leurs masques stoïcs.
agnès lève la main pour faire la faire danser sur le bois de la porte.
et celle-ci s’ouvre en grand avant même qu’elle ne puisse la toucher. sa poitrine se gonfle d’allégresse en voyant l’élégant visage de maman. elle est vraiment la plus belle du monde, dans son tailleur bleu roi et ses talons de grande. à chaque fois qu’un gentil étranger lui dit qu’elle est son portrait craché, agnès rougit de fierté. elle se sent obligé de se redresser, droite comme maman, et de bomber le torse, comme un lionceau qui imiterait la superbe posture du parent.
agnès aime tellement maman, surtout depuis que papa n’est plus là. il est parti loin, dans le ciel, lui cueillir un bouquet d’étoiles disait maman, mais agnès n’est pas naïve du haut de ses onze ans. elle sait que papa est enterré sous la terre du cimetière et qu’il se fait manger par des vers. elle l’a lu dans un livre.
il lui manque, parfois. mais maman dit que ce n’est pas grave, que même s’il n’y a plus papa, ils ont plein d’argent maintenant.
" maman ! " son visage se fend, laissant paraître ses dents. elle serre un peu plus fort le bout de papier, niché dans le creux de sa main.
"agnès." maman parle avec une douce voix, une si belle voix. agnès se rappelle encore des berceuses fredonnées au coin du lit, mais les paroles sont effacées, gommées par le temps.
"plus tard, chérie, maman s’en va."et comme ça, en quelques mots, le vide.
maman n’est plus là en une fraction de seconde, et agnès sait que dans quelques minutes, le vrombi de la voiture démarrera, emmenant maman loin d’elle.
maman n’est plus là, comme toujours.
agnès pince les lèvres et essaie d’ignorer le tonnerre qui gronde en son sein. elle baisse les yeux vers son petit papier et le déplie lentement. sa vue se trouble en voyant les lettres soigneusements entrelacées de son poème et le dessin qui lui a pris tant de temps. agnès aime tellement maman, mais elle la déteste tellement.
c’est injuste, d’avoir une si belle maman absente la moitié du temps. elle passe plus de temps sous le cliquetis des appareils photos que dans l’étreinte de sa fille. à l’école, elle est le centre de l’attention, l’objet de la jalousie. les murmures résonnent autour d’elle, doux capharnaüm dégoûlinant d’envie. un même nom frémissant sur toutes les lèvres.
adèle sinclair.
mais ils ne savent pas ce que c’est de voir sa maman sur les magazines plus souvent que dans sa propre maison. ils ne savent pas ce que c’est de se réveiller dans le vide d’une maison. ils ne savent pas à quelle point elle est seule.
elle vit pour maman, mais maman ne vit pas pour elle.
agnès ravale ses larmes.
agnès déchire son poème.
le monde n’aura pas ses pleurs aujourd’hui.
agnès est la fille d'un couple célèbre : un grand réalisateur et une mannequin de 20 ans sa cadette — à la mort de son père, sa mère s'est éloignée d'elle — elle a grandit avec un profond manque d'affection — elle se comporte avec les autres comme on l'a toujours fait avec elle : poliment mais avec distance — elle est encore une grande enfant dans l'âme, malgré son apparente maturité et sa taille élancée
La Cité d'Ys
agnès vit un mensonge de vie, rythmé par le travail de sa mère. elle n’est à ys que depuis quelques mois et pour elle, ce n’est qu’une cité parmi toutes les autres. elle a tant bougé dans sa vie qu’elle ne cille même plus à l’idée. une seule constante dans cet enchaînement d’incertitudes : la solitude.
L'Évènement
maman est partie, comme d'habitude.
sauf que cette fois-ci, elle n'est jamais revenue.
agnès a honte d'avouer qu'au début, elle ne s'en était même pas aperçu. pour elle, c'était une journée comme les autres.
mais rien ne fera disparaître le sentiment de trahison qui l'a submergée quand elle a découvert qu'elle était partie pour de bon. la colère a embrasée ses braises, vite étouffées par un sentiment bien pire.
parce que cette fois-ci, elle était vraiment toute seule.
et ça, ça lui tord les tripes de peur.
le monde lui a arraché des larmes, ce jour-là.
saloperie de monde.