Le Passé
soleil a six ans et papa et maman emménagent à ys parce que la vie est belle à ys, la vie est douce à ys. c'est le rêve américain,
c'est l'idylle d'un meilleur lendemain.
soleil a sept ans et elle aime le lait de soja yeo's et les bonbons white rabbit, ceux avec un goût de lait qu'on mange d'une bouchée (
hop) avec l'emballage. elle a une fossette au coin des lèvres et le pas léger, elle ne comprend pas pourquoi les autres la regardent bizarrement quand elle sort son goûter.
soleil a huit ans et les joues rouges et les larmes aux yeux et le feu aux poings quand elle les entend rire de l'accent de son père, la grammaire de sa mère.
papa, maman, je peux aller à l'école toute seule parce qu'elle a honte, elle a honte d'avoir honte.
soleil a neuf ans et sa crosse claque contre le terrain quand elle ramasse la balle, claque quand elle heurte celle des joueurs adverses,
clac clac clac. elle court pour se distancer, elle court pour s'éloigner, elle court plus loin et plus vite que tous les autres parce que le sifflement de l'air, les acclamations des gradins et son cœur qui fait
boum boum boum dans ses oreilles, c'est mieux que
chinetoque, c'est mieux que
ching chang chong, c'est mieux que tout.
soleil a dix ans et ses cousins rigolent beaucoup quand ils la traitent de banane (
jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur), moins quand elle piétine et crie, beaucoup moins quand elle griffe et frappe. c'est pas juste, c'est pas juste, elle a honte, tellement honte,
elle ne veut plus jamais rentrer au pays.
soleil a onze ans et elle prend la plume pour ériger ses forteresses d'encre et de papier, elle niche ses utopies dans ses cahiers parce que ça ne suffit plus de courir sur le terrain, il faut courir plus loin,
plus loin.
soleil a douze ans et elle déteste les garçons, elle déteste son corps, elle déteste tout. elle déteste les garçons qui dégrafent son soutif en cours, elle déteste les garçons qui courent plus vite qu'elle, elle déteste les garçons qui la bousculent sur le terrain. parce que t'es une fille, t'es une fille et
les filles ça devrait pas être sur le court.
soleil a treize ans et
elle ne veut plus
être soleil le.La Cité d'Ys
soleil elle vivait dans une des innombrables tours résidentielles, ces bâtons de verre et d'acier, tous pareils (
elle aurait aimé que tout le monde le soit aussi).
avant ça, c'était le vietnam mais de ses souvenirs de petite enfance, il ne reste que la chaleur moite et le vrombissement incessant des moustiques, remplacé aujourd'hui par celui des voitures. elle y est retournée plusieurs fois pour les vacances d'été, en visite chez sa famille (
c'est facile de détester le tout quand on déteste déjà une partie).
L'Évènement
des cris comme le tonnerre
des larmes comme la pluie
des portes claquées comme la tempête
et le matin
tout était
calme.
sol sort de son lit, avec les yeux gonflés qui piquent et les joues rouges qui grattent d'avoir trop pleuré (
maman papa pourquoi on mange pas comme les autres) et elle appréhende, de se lever et s'excuser. papa et maman ne s'excusent jamais en premier, c'est toujours elle, enfant ingrate, enfant gâtée, qui doit s'y risquer.
mais sol, elle n'aime pas les regards lourds de reproche, elle n'aime pas le silence pesant des guerres froides alors elle inspire et elle entre dans la cuisine avec un bonjour mais il n'y a que l'écho qui lui répond. papa, maman, c'est une méchante punition que voilà : sol n'aime pas être seule. même le pain et la confiture ont déserté la table et elle se sent une méchante envie de la retourner, rentrer dans sa chambre et se recoucher. puis elle décide que non, s'ils veulent bouder, elle boudera aussi. alors elle fouille dans les placards, grignote une biscotte, se change et part pour l'école.
seulement voilà, le bus n'est jamais venu, le train n'est jamais parti. même les voitures sont garées sagement sur le trottoir. elle a peur sol, tout est trop calme,
tout est comme mort alors elle court, elle court vers l'école.
le collège est
fermé.
lumières éteintes, portail verrouillé : c'est comme un rêve, avec plus d'anxiété. ses mains se tordent, elle ne sait plus quoi faire. papa maman lui disent bien, les études c'est important, c'est son futur, pas question de sécher. il n'y a personne, à part d'autres élèves aussi perdus qu'elle (
on avait pas cours aujourd'hui ?) mais elle a trop peur de se faire reprendre alors elle attend.
une heure, puis deux, puis trois.
jusqu'à ce qu'il soit temps de rentrer.
quand elle passe la porte de chez elle,
tout est
calme.
sol décide qu'elle n'aime pas cette punition.
(
papa maman revenez je suis désolée
pardon pardon, plus jamais je ne dirais
"je vous déteste" "j'aurais préféré ne jamais exister")