Le Passé
Tu peinais à garder tes yeux ouverts, mais tu savais qu'il viendrait. Elijah te rejoignait toujours dans ta chambre pour te raconter des histoires avant que tu t'endormes. Les 9 ans d'écart entre vous n'avaient jamais eu le moindre impact sur votre relation. Tu étais son petit frère adoré, celui qu'il avait tant espéré avoir un jour. Maman aurait aimé t'avoir bien plus tôt, pour que vous traversiez les grandes étapes de vos vies ensemble. Le médecin avait matraqué ses espoirs en disant que les chances que tu vois le jour étaient extrêmement faibles, et les années qui suivirent semblèrent confirmer ses craintes.
Jusqu'à ce que tu pointes le bout de ton nez lorsque plus personne ne s'y attendait. Tu étais le petit miracle de tes parents. Tu étais assurément trop couvé par tes proches. Devoir te rendre à l'école fut un déchirement pour toi qui traînait tant dans les pattes de ton frère et dans la jupe de ta mère. Tu t'adaptas difficilement, mais tu adorais apprendre. Encore plus que tout, tu te réjouissais des spectacles de fin d'année dont tout le monde finit par avoir honte à l'adolescence.
Tu croyais en ce temps là que ta vie serait un beau fleuve tranquille. Toutes ces choses qui parsemaient tes journées t'aidaient à t'épanouir. Tu progressais d'autant plus rapidement que tu n'aurais jamais pu avoir meilleur exemple à suivre que ton grand-frère. Il travaillait dur dans l'espoir de devenir pompier, un but qui n'avait jamais quitté son esprit depuis son enfance. Tu découvris la lecture et l'écriture en même temps que les problèmes auxquels tout être humain est confronté.
Toi tu n'aimais pas les trucs de garçons.
Le foot, ça ne te permettait pas d'inventer des histoires comme les poupées.
Le foot, ça ne te permettait pas de t'exprimer comme lorsque tu dansais.
Tu as toujours refusé poliment lorsque l'on te proposait de participer. Tu n'as jamais considéré que c'était stupide de courir après un ballon. Tu n'as jamais traîné des pieds lorsque tu étais le dernier choisi dans les équipes en cours de gymnastique. Tu faisais ton possible. Faire ton possible n'était pas assez.
Tu n'as jamais compris pourquoi les autres garçons ont commencé à te malmener et abîmer tes affaires. Tu n'as jamais compris pourquoi tu devais monter dans un arbre pour récupérer ton sac de cours à bandoulière resté accroché dans une branche après qu'ils l'aient lancé en l'air. Tu n'as jamais compris pourquoi ils déchiraient ou jetaient dans les éviers les feuilles où tu gribouillais tes chorégraphies. Les moqueries avaient escaladé rapidement. Tu préférais ramasser le contenu de ton cartable dans les escaliers qu'aller trouver un professeur et, lorsque l'un d'eux te surprenait, tu prétendais que tu avais simplement été maladroit ou que tu avais oublié ton repas à la maison, en évitant de le regarder dans les yeux. Tu songeais que s'il voyait pas les tiens, il ne remarquerait pas qu'ils étaient rouges d'avoir pleuré.
Tu as juste supposé que c'était parce que tu t'entendais mieux avec les filles. Le fait que certaines d'entre elles aient assez de caractère que pour te défendre alors que tu pleurais sans rien dire n'arrangea rien. On se moquait de toi parce que tu n'étais pas un vrai mec. Certains élèves commencèrent à te traiter de pédale, mimant le comportement discutable de leurs parents. Tu t'es mis à faire semblant d'être malade de temps en temps, juste pour ne pas te rendre à l'école.
Elijah se doutait de quelque chose. Tu avais remarqué qu'il passait parfois à l'improviste à l'école ainsi que ses poings abîmés lorsqu'il rentrait à la maison. Il avait du mal à gérer sa colère, mais tu savais qu'il avait tapé dans un mur dans l'espoir de dissuader celui qui avait esquivé de peu de lourdes représailles. Ton grand-frère n'aurait pas voulu que tu deviennes violent. Il n'aurait pas voulu que cela ait un impact sur ses chances d'accéder au métier de ses rêves.
Tu as arrêté de parler de ce que tu aimais.
Ton corps s'est parsemé de myriades de bleus.
Ce n'était pas grave.
Depuis toujours, c'était la couleur que tu préférais.
La Cité d'Ys
Alvah a toujours vécu à Ys. Il vit dans l'un des immeubles et est très heureux d'habiter là, sauf quand l'ascenseur est en panne. Il aime la vue et plus encore, il adorait aller jouer avec les autres enfants qui habitent là ou se présenter à la porte de la voisine de palier lorsqu'elle préparait un gâteau au chocolat. Il a toujours aimé se sacrifier pour lécher la pâte collée aux spatules ou dans le fond du bol.
Il n'a pas vraiment d'avis précis, mais il rêve de voyager depuis tout petit. Quand il était plus jeune, il voulait se rendre « dans le pays du Seigneur des Anneaux » pour visiter la maison des Hobbit, mais surtout à Disneyland. Ys c'est quand même moins bien que Disneyland. Il n'y a pas Bourriquet à Ys.
L'Évènement
Elijah t'avait expliqué quoi faire si tu étais perdu.
Tu l'étais sans tes parents, mais surtout sans lui.
Tu te réveillais toujours en avance le matin et celui-là n'avait pas été différent des autres. Tu avais sauté du lit en espérant croiser ton grand-frère alors qu'il rentrait de sa nuit de garde. Tu avais été plus déçu qu'inquiet de ne pas l'apercevoir ce matin-là, mais il avait le droit d'avoir besoin de se reposer. Il n'habitait plus ici après tout. Tu avais servi trois grand verre de jus d'orange, persuadé que tes parents ne tarderaient pas à se lever. Tu entendis le réveil résonner dans leur chambre, t'attendant à voir ta mère passer la porte avec ses longs cheveux tout ébouriffés dans les minutes qui allaient suivre. Elle était toujours la première, ton père ayant pour habitude d'occuper la salle de bain.
Le réveil continua à hurler.
Tu courus naïvement vers le bruit, ouvrant la porte avec l'idée de te jeter sur le lit pour qu'ils cessent de traîner sous la couette.
Tu fixas longuement les draps défaits, immobile alors qu'un frisson grimpa le long de ta colonne vertébrale.
Tu tentas vainement de ne pas paniquer, éclatant en sanglot alors que tu trouvas à peine la force de te rendre jusqu'au canapé pour t'y asseoir. Tu avais l'impression que tu allais t'effondrer, ta première idée étant qu'il devait être arrivé quelque chose à ton grand-frère durant une intervention. Tu l'imaginas mort dans un incendie, te recroquevillant pour plonger ton visage humide dans le sweatshirt trop large que tu aimais mettre pour dormir.
Tu ne saurais pas dire combien de temps tu as passé à pleurer sans t'arrêter. Tu es resté là, à attendre et à essayer de leur téléphoner sans succès. Tu avais faim, mais ton ventre était noué. Tu aurais voulu aller voir dehors, mais ils auraient pu rentrer pendant ce temps. Tu ne tentas même pas de te rendre à l'école. Tu ne quittas pas le fauteuil jusqu'au lendemain. Tu t'endormis et te forças à avaler quelques céréales lorsque tu revins à toi.
Tu ne sortis que lorsqu'il ne resta plus rien de comestible chez toi et, même si tu as désormais compris que ton cas n'était pas isolé, tu as tendance à toujours rester à l'intérieur ou à proximité de l'appartement.
Au cas-où.
Parce que tu es perdu.
Parce qu'ils vont revenir.
Parce que si tu venais à croire qu'ils t'ont abandonné...
Tu ne pourrais pas le supporter.